De Kathryn à la banalyse

En 1982, le ver était déjà dans le fruit, ces beautés d'Instagram, le vide ?

5 minute de lecture
Par Stéphane
De Kathryn à la banalyse

Je viens de recommencer à publier des photos sur Instagram, le réseau social axé autour du partage de photographies. Comme tout réseau social Instagram encourage ses membres à découvrir les publications de personnes de sa connaissance, ou bien d’inconnus, par affinité. Typiquement le membre suit les publications de ses amis et en retour ils lui retournent la politesse, mais ont suit aussi des gens célèbres dont on estime “qu’ils ont quelque chose à dire”, en l’espèce, ici, à montrer.

Bien sur, rien ne vous empêche de suivre de parfaits inconnus, dont les photos vous plaisent.

Pour la première phase, c’était facile, je savais parmi mes amis ceux qui aimaient la photo et qui s’y adonnaient. J’en ajoutais quelques-un et ils s’abonnèrent promptement à mes publications en retour. Idem pour la famille ou la belle famille.

Instagram aime bien quand vous suivez pleins de monde et que plein de monde vous suit, alors pour maximiser leurs objectifs, le système vous fait des proposition de gens à suivre. Ces propositions sont sans doute issus de calculs complexes basés sur qui aime quoi et qui est ami de qui. Parfois sont proposés des profils qui semblent sortis de nul part.

Voila que la matrice me propose cette demoiselle dont l’allure m’intrigue, un visage lisse, des yeux d’une couleur non standardisée, des lunettes à large monture noires, et c’est tout. Un clic ne coûte rien, je m’abonne.

Abonné, je reçois au fil du temps ses publications : des photos légèrement sexy, soit des selfies, soit des portraits possiblement pris par une tierce partie, mais sans certitude. De courtes séquences animées, aussi.

Petit à petit je m’aperçu que le profil ne contenait que peu de photos, mais par contre des stories étaient un peu plus régulièrement postées. Une story Instagram est une succession d’images fixes ou animées qui n’est visible sur l’application que pendant 24 heures.

Sur celles-ci on la voit — en ce moment en tout cas — en voiture, conduisant ou assise à l’arrière, ou bien filmant le paysage et les haltes.

Ses chiens reviennent souvent, soit en intérieur, soit tenus en laisse à extérieur, voire en voiture.

Comment une minette, avec des lunettes plus grandes que son tour de poitrine, et qui n’ajoute que très rarement un commentaire à ses photos peut-elle avoir 5 500 abonnés, qui lui laissent des messages d’amour (“miss u”) ?

Cela pourrait-il cacher quelque chose ? Je me suis donc mis en mode stalker, ce qui vu la popularité de la miss ne nécessite pas un très gros effort, surtout que j’ai déjà quelques saisons de Catfish derrière moi.

La demoiselle est mannequin photo, du genre starlette comme il y en a des milliers qui font des pose entre le style de Bilitis et le soft porn post-an-2000 pour des photographes inconnus aux skills plus photoshop que l’instant décisif. Ses photos sont soigneusement recensées sur Tumblr et Pinterest par les afficionados du genre, y compris elle-même (sic). Là il y a peut être matière à ajouter quelque chose de Freudien, mais je m’abstiendrais pour laisse la place à “l’art”.

Comme sur Internet on trouve toujours plus, la voici dans un film. Vous n’êtes pas obligé de le regarder jusqu’au bout, parce que sans vouloir spoiler, ce n’est ni l’intrigue ni le scénario ni le montage du siècle.

Nota bene : la video a été supprimée (août 2019).

Enfin, je trouvais une explication à tout cela grâce à un message légèrement cryptique :

Sur ce qui apparaît être son site :

DUTCHESS BLACK
www.whitecollaredsubmissive.com

Nota bene : le site a disparu, avec le nom de domaine. Il est archivé ici (août 2019).

Tout simplement cette jeune femme se prostitue (elle loue son corps et/ou des services relatifs) plus ou moins discrètement. Elle mentionne ses conditions, et d’ailleurs, elle embauche, sans doute une preuve que les affaires marchent. Sa sexualité semble un peu exotique, mais ce n’est pas le sujet.

Son commentaire sous cette photo prend maintenant tout son sens :

Rather be rich than famous.

Retrouver l’empreinte de mademoiselle sur Internet prend une quinzaine de minutes. Pour trouver quoi ? Finalement, rien.

La banalyse

C’est cette vie décrite en creux qui m’a fait repenser à une courte publication intitulée Les cahiers de la banalyse que m’avait offert une amie dans les année 1980, qui en particulier annonçait la tenu du prochain Congrès de banalyse. Je me souviens avoir été torturé de longues journées par un j’y-vais-j’y- vais-pas lancinant en regardant une photo où se tenaient pas plus de 5 personnes sur le quai d’une gare de province. Je n’y suis pas allé, évidement. Trop jeune, trop con, et surtout pas assez courageux pour l’aventure humaine que le déplacement imposait. Aujourd’hui, je comprends qu’à mon tour j’ai été un banalyste :

« Est banalyste quiconque ayant eu vent du Congrès des Fades a été fortement tenté d’y venir. » 
Pierre Bazantay et Yves Hélias, fondateurs.

Le Congrès de Fades est le congrès fondateur. Pour s’y rendre il faut plus de 4 heures de train et de nombreux changements. Il n’a aucun but, à part accueillir les congressistes dont l’activité sera d’attendre les autres congressistes. Assister à un Congrès Ordinaire est donc une prise de risque, celle de perdre son temps. Notre emploi du temps est rythmé par le consumérisme. Paradoxalement le but des fabricants d’objets est d’assurer sa distribution maximale tout en évitant de le rendre banal, ce qui mettrait fin à son existence. Ainsi, par la revendication du banal, de l’ennui, de la perte de temps, la banalyse devient un moyen de resistance.

Qu‘en est-il de la banalyse aujourd’hui ? Je ne sais pas si ses membres fondateurs, Pierre Bazantay et Yves Hélias le savent. J’espère que grâce aux travaux récemment compilés et publiés (cf. reférences) le monde est semé de banalystes qui n’attendent, comme moi, qu’un signal pour se lever.

La banalyse n’a pas — merci Dieu ! — de page wikipedia, contrairement à l’OULIPO par exemple, elle restera donc toujours un peu mystérieuse, plus ou moins que Kathryn ? Je vous laisse juge.

Références

Est publié chez Le jeu de la règle :
Eléments de Banalyse
Caen : Le Jeu de la règle, 2015, 608p. ill. 29 x 20cm
ISBN : 9782952992480. _ 38,00 €
Édition de documents conçue et établie par Marie-Liesse Clavreul et Thierry Kerserho
Avec une préface de Pierre Bazantay et Yves Hélias, cofondateurs du Congrès ordinaire de banalyse

La préface et même plus est visible ici : http://lejeudelaregle.fr/2017/frame3.php

Baptiste Brun, « Eléments de Banalyse », Critique d’art, Toutes les notes de lecture en ligne, mis en ligne le 20 mai 2017 URL : http://critiquedart.revues.org/21240

Deux articles de blogs, dont le premier est http://libellules.blog.lemonde.fr/2007/07/11/le-congres-du-banal-sort-de-lordinaire/