Mon premier boulot

Où comment j’ai failli devenir alcoolique avec 20 ans d’avance.

12 minute de lecture
Par Stéphane
Mon premier boulot

Où comment j’ai failli devenir alcoolique avec 20 ans d’avance.

Nota bene : une annexe en fin de page complète les informations données dans l'article.

Je ne sais plus comment j’ai trouvé ce boulot, par des connaissances proches de l’INRIA il me semble. En tout cas voila l’histoire.

Fin 1984 on m’a fait parvenir l’intitulé du poste que l’on peut résumer par : on cherche un ingénieur système pour développer un système de représentation graphique des résultats d’études produites par le CCA d’HAVAS.

Le nom HAVAS était, dans les années 1980, plus populaire qu’il ne l’est aujourd’hui, grâce à la multiplicité des agences “Havas Voyages” et du groupe publicitaire du même nom.
Je travaillerais pour le CCA, le Centre de Communication Avancée, petite entité originale, fondé par Bernard Cathelat, sociologue et plein d’autres trucs.

Je ne me souviens plus précisément de la chronologie des premières rencontres, mais je me souviens de mon arrivée dans l’immeuble HAVAS situé au 136 avenue Charles de Gaulle à Neuilly. Il s’agit d’une immense barre marron écrasante ponctuée par un tube vertical transparent (qui cache 3 autres petites tours derrière elle).

HAVAS © Alexandre Ragois

J’y vais avec celui qui sera le chef de projet Gilles Fontanini. Ces années marquaient le démarrage de Canal+, ainsi un compteur était installé au dessus de la porte d’entrée et il était censé indiquer le nombre (croissant ) d’abonnés.

L’intérieur du bâtiment est le parfait reflet de sa date de construction, les années 1970 : aluminium, bois peint, escaliers en colimaçon, verre, fils métalliques…

https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/c9n9eeM/rrbxbRp

On descend vers le “bureau” faire la connaissance d’Yvan, le thésard de l’INRIA qui travaille déjà sur le projet. Je m’attends à rencontrer un viking de 1m90 blond barbu… je tombe nez à nez avec Yvan Rakotomalala, malgache, évidement. Il est super sympa, souriant, très agréable, on s’entendra très bien. Le bureau est comme une cabine de 3ème classe d’un bateau : en sous-sol, ovale, sans fenêtre, et avec une moquette pelucheuse orange sur les murs. Sur les bureaux trône deux terminaux HP2647A qui se fondait dans le décor.

http://q7.neurotica.com/Oldtech/Terminals/HP2647A.html
L’imprimante laser Xerox 9700 de 1977

Comme souvent dans les sous-sol on était pas loin du service de reprographie. J’étais impressionné par leur imprimante laser qui occupait toute la pièce et débitait du papier en continue à haute vitesse, sans doute largement supérieur à 100 pages/minute.


Avant d’en arriver là j’avais déjà du signer mon contrat avec Héron (sic), situé dans la tour Neptune à La Défense. Je pensais être près du CNIT au centre du quartier, je me retrouve près de la Seine dans une toute petite tour. Héron est une société de retraités (j’avais 21 ans) malins dirigés par un Hollandais, nommé Breugelmans. Tous sont issus de sociétés ingénierie comme Technip, ou Spie Batignolles. Ils ont passé pas mal de temps au Moyen Orient à extraire du pétrole, ou bien encore en Afrique. Les papys font de la résistance, ils n’ont pas voulu partir à la retraite s’occuper de leur jardin et préfèrent continuer de travailler dans cette société de conseil où leur longue expérience est un atout.
Le projet sur lequel ils travaillent est le déménagement de la raffinerie de Strasbourg en Malaisie.
Je ne déconne pas. J’apprends qu’il est moins cher de démonter une raffinerie, la transporter en “petits” morceaux et la remonter qu’en construire une neuve.

Il y a là des personnalités attachantes qui me prennent sous leurs ailes.

Il y a ce grand type maigre qui parle tout seul en agitant les bras : il est responsable du planning. De chaque coté de son bureau, à droite et à gauche, par terre, il a un rouleau de papier. Il débobine d’un coté pour rembobiner de l’autre, scrutant le contenu du parchemin pendant qu’il le fait défiler sur toute la longueur du bureau. Je ne me souviens plus ce qui est sur ce papier, un gigantesque diagramme de Gantt je crois, avec toutes les tâches de montage, démontage, transport, etc., ou quelque chose comme ça. Quand il parle tout seul, ce qui lui arrive même entouré de ses collègues dans l’ascenseur, ça donne quelque chose comme ça : “on fait la route, on la couvre, on met les éclairages, on monte la clôture, on peut faire passer les camions, on amène les tuyaux, puis on…” etc. etc.

Un peu plus loin derrière un type jovial, un peu costaud, je crois qu’il s’appelait Joseph, qui fume des Rothmans bleu et à une bouteille de Chivas Regal dans son tiroir. C’est lui qui me tutorera le plus. Il insiste pour qu’avant de quitter les lieux le soir mon bureau soit rangé, c’est à dire sans même une feuille dessus. Rien. Lisse comme un miroir. Habitude que je garde encore maintenant quand je commence un nouveau travail. Mais pas plus de 3 jours, évidement. Mais j’ai toujours une pensée pour Joseph.
Il a du partir précipitamment, son cardiologue lui ayant appris que ses artères étaient bien bouchées et qu’il avait besoin d’une quadruple pontage dans les plus brefs délais. On lui avait conseillé d’arrêter la cigarette, ce qu’il fit, mais pas l’alcool, qui par ses vertus vasodilatateur lui avait finalement sauvé la vie. Il a survécu à l’opération, mais n’est pas revenu au bureau.

http://oldcomputers.net/altos-586.html

Au fond, dans un bocal, un gars qui avait fait un peu d’informatique conduisait un projet dont je n’ai aucun souvenir. J’ai juste gardé la machine, un Altos 586 sous Xenix (l’unix de Microsoft) multi-utilisateurs doté d’un microprocesseur Intel 8086 sans l’aide d’une MMU !

Les amateurs apprécieront.

Quand j’allais “au bureau” je devais déjeuner avec les collègues. C’était une épreuve pour moi. On descendait à la brasserie à proximité. On commandait des choses grasses, et du vin. Beaucoup de vin. Trop de vin. Du Bourgogne. Je buvais le vin. Je me finissais avec une glace type banana split. Après je remontais au bureau, je ne pouvais même plus tenir ma tête, je m’endormais, je cuvais pendant une heure ou deux. En open-space, faire semblant de travailler, c’est compliqué. Rappel : en 1984 pas d’ordi sur le bureau à part la calculatrice, forcément.

J’ai essayé le café, mais je ne le supporte pas, donc en effet il m’empêchait de dormir car je devais aller aux toilettes 10 fois de suite. J’ai vite arrêté. Heureusement peu après j’ai passé mon temps chez HAVAS, avec une pizzeria pas loin, c’était comme être en cure en comparaison avec les orgies chez Héron.

Mais j’ai appris des tas de trucs rigolos avec ces gars là. Par exemple comment boursicoter sur le second marché, le principe de la vente à découvert… Ils étaient fiers d’avoir des actions Eurotunnel (où ce qui existait avant la création d’Eurotunnel), “pas pour moi, mais pour mes petits enfants, ils finiront bien par le percer ce tunnel”. Je pense qu’ils ont tout perdu, comme beaucoup.

Pourquoi le gars qui a nettoyé le réservoir d’hydrocarbure à la vapeur n’aurait pas du fermer la porte derrière lui ? Qui est le soudeur de tête, l’homme le plus riche du chantier qui roule en Mercedes au milieu du désert ? Le craquage c’est quoi ?

Ils me parlaient de tout ça avec des étoiles dans les yeux.

Breugelmans n’était pas très drôle comme personne et comme patron. Une fois j’ai croisés les gros bonnets qui venait pour parler affaires. J’étais bien habillé : mon unique costume consistait en une belle veste gris clair intérieur vert pomme, une chemise à motifs fleuris, une cravate en plastique transparente rose fluo, un pantalon gris à pince. Ça ne s’est jamais reproduit, le boss m’a demandé de finalement pas être la quand les huiles passaient nous voir,
À l’inverse, sans doute grâce à mes cheveux longs, Bernard Cathelat m’a invité le jour où il donnait une conférence devant un parterre de militaires.


Revenons chez HAVAS. J’en apprends un peu plus sur ce que je dois faire. Pratiquement : porter GKS sur un HP-1000 (sous RTE-6VM).

Illustration issu d’un manuel GKS.

C’est quoi GKS ? Le Graphical Kernel System, la première librairie graphique et norme ISO, assez populaire dans les années 1980–90. À mon niveau n’était qu’une pile de fichiers FORTRAN, tous tout petits, mais une multitude. Éditer le fichier, modifier quelque chose dans le code, sauver le fichier, faire pareil avec le suivant, compiler, tester. C’est en gros ce qu’on faisait toute la journée. De mémoire, ce qu’il fallait modifier c’était des déclarations COMMON.

Liste des commandes du gestionnaire de fichier (FMGR), RTE6-VM.

Yvan était un thésard, expert en GKS, très bon en FORTRAN, mais le système c’était pas son truc. Or, la machine demandait de la maintenance. Le premier constat que nous avons fait c’est que l’architecture du HP1000 avec son système RTE6-VM n’était pas fait pour le type de programme que nous avions à faire tourner dessus. Le matériel n’était en cause, après tout on pouvait faire des choses avec un processeurs 16 bits, mais avec des entrées/sorties sur un bus HP-IB de 8 bits, et un système temps réel (RTE — “Real Time Executive”) primitif compliquait tout. 6 lettres pour les noms de fichiers. Le séparateur est la virgule, pas l’espace. Les commandes sont en 2 lettres. Le système de fichier est non hiérarchique, et l’espace disque découpé en “cartouches”.
L’enfer.

Le HP1000 possède un frontal “arbre de noël”.

Je ne sais pas ce qu’il m’étais passé par la tête, mais j’ai décidé de changer la configuration du système, en particulier le partitionnement de la mémoire. Sous RTE, la mémoire est composée de partitions dont la taille est statique, déterminée au boot. Par exemple si la machine avait 128 Ko de RAM, vous pouviez définir une partition de 32 K, deux de 16 K, trois de 16 K et deux de 8 K. Un programme de 4 K se mettra dans un segment de 8K. Celui de 14K dans un de 16 et si la taille est supérieur à 16, dans celui de 32 K. La fragmentation de la RAM est terrible. Bref, il fallait que je redéfinisse le système pour qu’il soit plus adapté aux programmes que l’on devait faire tourner dessus.

La machine était hébergée dans la salle machine avec les IBM 4341 qui servaient à HAVAS Voyage et Conseil, j’ai fais la connaissance du gars qui faisait tourner les quelques HP3000 qui s’y trouvaient.
Il me rappelait Richard Denner, un ténebreux passionné d’echecs (c’était l’année de la finale du championnat du monde oppose Karpov à Kasparov, durera 6 mois, et 48 parties). Il a halluciné quand je lui ai annoncé que ce que j’étais en train de faire était une reconfiguration du système. “Mais ça ne se fait pas comme ça ! Ça se prépare avec soin, il faut vérifier chaque paramètre, sinon la machine ne bootera pas !”. Il avait raison. Ma config était moisie. Il m’a bien aidé pour en faire une propre, et le nouveau système tournait mieux que l’ancien.

Je pense qu’il était un peu amusé le jour où ma bande à perdu son sticker de fin (une étiquette réfléchissante collée à la fin de la bande magnétique, dont la détection par une cellule photo électrique indique au dérouleur de bandes qu’on est à la fin de la bande) et c’est retrouvée embobiné sur l’autre moyeu…

Le dérouleur de bandes servait à charger les données issues des résultats d’enquêtes faites auprès du public par un organisme nommé SECODIP. Chaque question et réponses d’un questionnaire était codé en ASCII, facile à lire en FORTRAN et à stocker en mémoire dans des tableaux.

Une question avec ses sous-questions : le type le plus complexe trouvé dans les questionnaires.

Le VAX 11/750 est plus joufflu que le HP.

Au bout d’un moment on en pouvait plus du HP1000, j’ai commencé à travailler sur une proposition pour acheter un VAX-11/750 (Digital Equipment Corp — DEC), le mini ordinateur 32 bits le plus à la mode à ce moment là, et qui tournait Unix (BSD 4.2). Dans les faits on proposait en fait un compatible VAX, fabriqué et vendu par Plessey, moins cher (au moins pour Héron). Il y a avait une troisième machines sur les rangs, fabriquée par des Britanniques, aussi compatible VAX, basée sur des microprocesseurs en tranches AMD2101/2110, vendue en France par Robert Ehrlich (qui travaillait à l’INRIA).

Hélas nous avons du rester sur le HP1000 jusqu’au bout.


Au bout de quelques mois j’ai refusé de continuer à travailler dans le trou à rat, qui nous servait de bureau, prétextant qu’il était illégal de travailler dans un local sans aération ni fenêtres 40 heures par semaine. J’ai été entendu assez vite, on s’est retrouvé dans le tube central, c’est à dire dans la situation inverse : nous étions visibles de toutes parts, car littéralement enfermés dans un bocal de verre.


Je ne me souviens même pas si on a réussi à finir le portage de GKS et des librairies de l’INRIA. On arrivait à lire les data et à afficher des choses sur un écran Tektronix splendide, mais c’est tout, et ce n’était pas encore assez.

La direction d’Héron a finalement compris que cette histoire de déménagement sur lequel nous dépendions tous était une arnaque organisé par des intermédiaires véreux qui se nourrissaient de commission diverses. Tout le monde à été foutu dehors. Le CCA a proposé de nous embaucher en gros au même salaire, mais en travailleur indépendant. La proposition était presque scandaleuse, j’ai refusé, on était en décembre 1985.

Mon job suivant était aussi à La Défense, mais sur une machine un peu plus rigolote : un HP9000s500 sous HP-UX (l’unix de HP), je crois avec deux processeurs. 32 bits, architecture stack héritée du HP3000, et tournant à 18 Mhz, c’était une Ferrari comparé au HP1000. Hélas il partageait le même bus d’entrée-sortie pour le disque dur, j’ai donc retrouvé ma lessiveuse préférée, le HP7933 (404 Mo).


NB. Il y avait Christian Dumeur qui gravitait autour de nous un peu, mais je ne me souviens plus de son rôle. Un personnage sympathique assez haut en couleur.


ANNEXES

Bernard Cathelat, les socio-styles

Pour en savoir plus sur ce personnage redoutablement intelligent et atypique, cet article vous éclairera.

Un prophète construit par ses censeurs ? Bernard Cathelat et ses "socio-styles", entre controverse et succès…
Didier Georgagakiswww.persee.fr

À part Bernard que je voyais souvent, je traînais surtout auprès des graphistes, parce que jolies filles et drôles, dont le travail consistait à décliner des dizaines de variations d’emballages, comme celui des Gitanes caporal.

http://www.zigsam.at/F_France.htm

GKS

Presentation des normes graphiques GKS.Seconde edition
Résumé disponible dans les fichiers attachéshal.inria.fr

Le bâtiment

Une galerie photo de l’intérieur du bâtiment est sur le site du musée Georges Pompidou (Beaubourg) : https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/c9n9eeM/rrbxbRp

Nettoyer un réservoir

C’est pour la même raison que le réservoir d’hydrocarbure, lavé à la vapeur, puis refermé, a dû imploser. Ça doit être autrement plus spectaculaire qu’avec une canette de soda !

Soudeur de tête ‽

C’était ainsi que paraît il le soudeur chargé de souder le prochain segment sur un pipeline s’appelait. La soudeur était compliqué car la surface est cylindrique et il faut qu’elle soit parfaite. Il fallait donc être un excellent artisan, et visiblement ils étaient payés en conséquence (il faut imaginer qu’ils n’étaient pas si nombreux que ça à être prêt à s’expatrier dans le golf persique non plus).
Aujourd’hui on utilise des machines spéciales pour faire ce type de soudure.

RTE-6/VM

Les commandes du shell :

Les manuels sont disponibles sur Bitsavers.


Photos https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/c9n9eeM/rrbxbRp